— Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple vertueux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom de mon ami est Amazan. Il n’est pas roi, et je ne sais même s’il voudrait s’abaisser à l’être ; il aime trop ses compatriotes : il est berger comme eux. Mais n’allez pas vous imaginer que ces bergers ressemblent aux vôtres, qui, couverts à peine de lambeaux déchirés, gardent des moutons infiniment mieux habillés qu’eux ; qui gémissent sous le fardeau de la pauvreté, et qui payent à un exacteur1 la moitié des gages chétifs qu’ils reçoivent de leurs maîtres. Les bergers gangarides, nés tous égaux, sont les maîtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prés éternellement fleuris. On ne les tue jamais : c’est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce de l’Orient. D’ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui peut flatter les désirs de l’homme. Ces gros diamants qu’Amazan a eu l’honneur de vous offrir sont d’une mine qui lui appartient. Cette licorne que vous l’avez vu monter est la monture ordinaire des Gangarides. C’est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre. Il suffirait de cent Gangarides et de cent licornes pour dissiper des armées innombrables. Il y a environ deux siècles qu’un roi des Indes fut assez fou pour vouloir conquérir cette nation : il se présenta suivi de dix mille éléphants et d’un million de guerriers. Les licornes percèrent les éléphants, comme j’ai vu sur votre table des mauviettes2 enfilées dans des brochettes d’or. Les guerriers tombaient sous le sabre des Gangarides comme les moissons de riz sont coupées par les mains des peuples de l’Orient. On prit le roi prisonnier avec plus de six cent mille hommes. On le baigna dans les eaux salutaires du Gange ; on le mit au régime du pays, qui consiste à ne se nourrir que de végétaux prodigués par la nature pour nourrir tout ce qui respire. Les hommes alimentés de carnage et abreuvés de liqueurs fortes ont tous un sang aigri et aduste3 qui les rend fous en cent manières différentes. Leur principale démence est la fureur de verser le sang de leurs frères, et de dévaster des plaines fertiles pour régner sur des cimetières. On employa six mois entiers à guérir le roi des Indes de sa maladie. Quand les médecins eurent enfin jugé qu’il avait le pouls plus tranquille et l’esprit plus rassis, ils en donnèrent le certificat au conseil des Gangarides. Ce conseil, ayant pris l’avis des licornes, renvoya humainement le roi des Indes, sa sotte cour, et ses imbéciles guerriers, dans leur pays. Cette leçon les rendit sages, et, depuis ce temps, les Indiens respectèrent les Gangarides, comme les ignorants qui voudraient s’instruire respectent parmi vous les philosophes chaldéens, qu’ils ne peuvent égaler.
Voltaire, La Princesse de Babylone, 1768, chapitre III.
1. Exacteur : qui exige par la force un paiement illégitime. 2. Mauviette : alouette. 3. Aduste : desséché (selon la théorie des humeurs).
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